CHAPITRE 4: Item 52 Strabisme et amblyopie de l’enfant
Pr M. Robert, Université Paris Cité; Hôpital Necker-Enfants malades, AP-HP, Paris
Situations cliniques de départ
Le strabisme de l’enfant peut être évoqué dans les situations cliniques suivantes.
39 – Examen du nouveau-né à terme : pendant le premier mois de vie, la présence d’un strabisme intermittent n’est pas nécessairement pathologique.
138 – Anomalie de la vision : toute baisse d’acuité visuelle est susceptible d’entraîner un strabisme de l’œil dont la vision est mauvaise; on parle alors de « strabisme sensoriel ». Ainsi, nombre de rétinoblastomes (tumeur maligne de la rétine chez le nourrisson et le petit enfant) sont révélés par un strabisme constant de l’œil malade.
143 – Diplopie : quand le strabisme ne résulte pas d’une anomalie sensorielle primitive, la déviation d’un œil entraîne généralement une diplopie binoculaire (perception double d’une image simple) et/ou une confusion visuelle (perception au même endroit de deux images superposées). La diplopie est le signe fonctionnel résultant du strabisme.
148 – Goitre ou nodule thyroïdien : la maladie de Basedow est une cause d’orbitopathie dysthyroïdienne, dont l’atteinte des muscles oculomoteurs peut entraîner un strabisme.
172 – Traumatisme crânien : les paralysies du IV et du VI sont une cause de strabisme et une conséquence fréquente des traumatismes crâniens sévères.
174 – Traumatisme facial : les fractures du plancher de l’orbite peuvent entraîner une incarcération du muscle droit inférieur, à l’origine d’une limitation de l’élévation du globe (strabisme restrictif).
230 – Rédaction de la demande d’un examen d’imagerie, et 231 – Demande d’un examen d’imagerie : les strabismes paralytiques sont une indication à la réalisation d’un examen d’imagerie cérébrale. Il est essentiel d’indiquer sur la demande la nature et la chronologie de la paralysie et les arguments en fonction d’une origine compressive. Certaines situations sont particulièrement urgentes (suspicion d’anévrisme de la terminaison de la carotide interne) et la demande d’un examen d’imagerie doit alors s’assortir d’un appel téléphonique direct.
265 – Consultation de suivi d’un nourrisson en bonne santé : la présence d’un strabisme (sauf strabisme intermittent avant l’âge de 3 mois) doit être recherchée et constitue une indication à un examen ophtalmologique rapide.
328 – Annonce d’une maladie chronique : le strabisme-maladie est une « maladie chronique »; le traitement est long, la surveillance essentielle jusqu’à l’âge de 10 ans 72en raison du risque d’amblyopie. L’annonce de cet aspect de la maladie est d’autant plus importante et douloureuse que le strabisme est souvent perçu dans la population comme une simple « coquetterie », corrigible au prix d’une intervention chirurgicale.
352 – Expliquer un traitement au patient (adulte/enfant/adolescent) : le traitement de l’amblyopie est souvent long et fastidieux. Il est réalisé par les parents au quotidien. Il est essentiel, afin d’obtenir une bonne observance, d’en faire comprendre les principes et l’importance aux familles.
Hiérarchisation des connaissances
| Rang | Rubrique | Intitulé et Descriptif |
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Physiopathologie | Comprendre le développement du système visuel Connaître les étapes de mise en place de la vision binoculaire chez l’enfant |
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Définition | Connaître le dépistage systématique des troubles visuels |
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Définition | Connaître les bilans de santé systématiques à l’âge scolaire et la coordination avec la médecine scolaire Connaître les éléments constitutifs du carnet de santé et leur utilité |
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Diagnostic positif | Savoir dépister un strabisme et un risque d’amblyopie chez l’enfant |
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Diagnostic positif | Connaître les signes fonctionnels et physiques évocateurs de malvoyance chez l’enfant |
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Diagnostic positif | Connaître les modalités du dépistage des troubles visuels par le médecin traitant |
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Diagnostic positif | Connaître le raisonnement diagnostique face à un strabisme de l’enfant |
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Étiologies | Connaître les principales causes d’amblyopie |
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Étiologies | Connaître les principales causes de strabisme de l’enfant |
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Prise en charge | Connaître les éléments d’interrogatoire et d’examen clinique systématique d’un enfant en fonction de son âge et du contexte |
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Prise en charge | Connaître les principales situations à risque des troubles visuels |
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Prise en charge | Connaître les indications d’adressage d’un enfant à un ophtalmologiste |
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Prise en charge | Connaître les modalités d’organisation et d’indemnisation du suivi systématique obligatoire du nourrisson et de l’enfant |
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Prise en charge | Connaître les modalités de rédaction, les objectifs et les items des trois certificats médicaux accompagnant le suivi systématique obligatoire du nourrisson, aux 8e jour, 9e et 24e mois |
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Examens complémentaires | Connaître les principes d’examen pour une suspicion de strabisme chez un enfant Réfraction sous cycloplégie, bilan orthoptique, recherche d’une amblyopie |

I Introduction : vocabulaire et physiopathologie
Le strabisme est un trouble oculomoteur caractérisé par une déviation des axes visuels (fig. 4.2).

Illustration de Cyrille Martinet.
Ce schéma met en évidence une déviation de l’axe visuel de l’œil droit, illustrée par une ligne pointillée partant du point A vers le fond de l’œil. Tandis que l’œil gauche fixe correctement le point A, son axe optique est aligné de manière directe, représenté par une ligne pleine allant de A' à F. En revanche, l’œil droit ne converge pas sur le même point : son axe s’oriente vers un point plus nasal sur la rétine (F’), ce qui traduit un défaut d’alignement. Ce type de configuration est typique d’un strabisme ou d’un trouble de la coordination binoculaire, entraînant une vision dissociée ou une suppression sensorielle compensatoire. Le croisement des axes montre bien l’anomalie d’orientation entre les deux yeux.
Tout strabisme comporte une composante motrice, mais aussi une composante sensorielle. La composante motrice consiste en une position anormale de l’œil dévié par rapport à l’œil fixateur, appelée déviation strabique (cette composante motrice peut être la « cause » du 74strabisme comme dans les strabismes paralytiques – voir chapitre 5 –; elle peut au contraire être la « conséquence » d’une altération de la fonction visuelle, dite atteinte sensorielle). La composante sensorielle désigne soit une vision binoculaire anormale (dans le cas des strabismes précoces), soit un risque d’amblyopie, c’est-à-dire d’altération de l’acuité visuelle de l’œil non fixateur (dans tous les cas de strabisme « non alternant », c’est-à-dire dans tous les cas où un œil est constamment dévié). Cette composante sensorielle peut être la « cause » du strabisme comme dans les strabismes dits « sensoriels »; elle peut au contraire être la « conséquence » d’une atteinte motrice, comme dans les strabismes paralytiques.
On peut distinguer trois types de strabismes :
- • les strabismes-symptômes d’une dysfonction motrice ; par exemple un strabisme convergent résultant d’une paralysie du nerf abducens (VI), elle-même secondaire à une hypertension intracrânienne, elle-même secondaire à une hydrocéphalie par compression des voies d’écoulement du liquide cérébrospinal par une tumeur de fosse postérieure. On parle alors de strabisme paralytique. Un grand nombre de tumeurs cérébrales de l’enfant se manifestent par un strabisme;
- • les strabismes-symptômes d’une dysfonction sensorielle ; par exemple un strabisme résultant d’une malvoyance unilatérale résultant d’un rétinoblastome affectant la macula. On parle alors de strabisme sensoriel. Un grand nombre de maladies de l’œil de l’enfant (cataractes, rétinopathies, etc.) se manifestent par un strabisme :
Les strabismes sont associés à une perturbation de la fusion (intégration corticale visant à réunir les images perçues par chaque œil en une image unique). Le but de la fusion est de permettre une perception simple de tout objet fixé. Elle se traduit par une réponse motrice (contraction-relâchement des muscles oculomoteurs des deux yeux) à des stimulations binoculaires (vision d’une image par œil). La fusion crée ainsi les conditions pour la vision simultanée des deux yeux qui va permettre au final la stéréoscopie (vision fine du relief). La perturbation de la fusion résulte en des symptômes variables :
- • en cas de strabisme aigu, deux images d’un même objet peuvent être perçues – c’est la diplopie binoculaire – et/ou les images de deux objets distincts peuvent se superposer – c’est la confusion visuelle ; le patient a tendance à fermer un œil afin de ne pas percevoir une image double;
- • chez les jeunes enfants, ou en cas de strabisme ancien, la seconde image peut être supprimée par un phénomène cortical, la neutralisation (l’image d’un des deux yeux est ignorée par le cerveau). Après l’âge de 8-10 ans, la neutralisation est salvatrice : elle permet d’éviter la diplopie. En revanche, avant l’âge de 8-10 ans, cette neutralisation, si elle s’effectue constamment aux dépens du même œil, va conduire progressivement à une amblyopie, qui, elle, doit être prévenue et traitée.
Dans le cas particulier des strabismes précoces, les axes visuels ne sont pas alignés pendant la période sensible du développement de la vision binoculaire, c’est-à-dire avant 6 à 9 mois de vie. La correspondance rétinienne normale, c’est-à-dire la correspondance au niveau cortical entre les neurones provenant des deux fovéas (et deux à deux entre les neurones provenant des zones normalement correspondantes des deux rétines) ne peut donc pas se faire. La vision stéréoscopique (vision fine du relief) résulte de cette correspondance rétinienne normale. Elle ne peut donc pas s’établir chez les enfants avec strabisme précoce : une absence de correspondance rétinienne normale (ou correspondance rétinienne anormale) implique une absence définitive de vision stéréo-scopique fine. Aucune intervention ne pourra restaurer une organisation corticale normale : le patient fixera toujours avec un œil ou l’autre, jamais avec les deux yeux simultanément.
L’amblyopie peut survenir quelle que soit la correspondance rétinienne. L’amblyopie désigne une acuité visuelle effective d’un œil inférieure à l’acuité visuelle optimale théorique. Le terme est source de confusion : au sens large, l’amblyopie désigne une acuité anormale quelle qu’en soit la cause. On distingue alors les amblyopies organiques (une malformation ou une lésion 75de l’œil ou des voies visuelles est responsable d’une mauvaise vision) des amblyopies fonctionnelles. Au sens strict, on désigne par amblyopie les seules amblyopies fonctionnelles.
On distingue trois types d’amblyopies fonctionnelles en fonction de leur cause et de leur mécanisme :
- • dans l’amblyopie de privation, la rétine est privée de l’image qui devrait s’y former. Ainsi, un ptosis congénital complet, un hémangiome infantile de la paupière supérieure, ou encore une cataracte congénitale vont bloquer l’image, alors que l’œil aurait la capacité de voir normalement si l’image était présente;
- • dans l’amblyopie strabique, l’image provenant de l’œil dévié est neutralisée (« effacée ») par le cortex; ainsi, il n’y a pas de diplopie (il n’existe pas d’amblyopie si le strabisme est alternant : si la fixation alterne d’un œil à l’autre spontanément et également, l’acuité sera aussi bonne dans un œil que dans l’autre);
- • dans l’amblyopie réfractive (souvent anisométropique : l’amétropie n’est pas symétrique), l’image provenant de l’œil le plus amétrope est floue.
Ces amblyopies fonctionnelles ont toutes en commun le fait d’être évitables si la cause est traitée très précocement, dès sa découverte; réversibles si la cause est traitée précocement; irréversibles si la cause est traitée trop tard. Ainsi, les amblyopies de privation nécessitent une prise en charge très rapide, dès les premières semaines/mois de vie si la cause est congénitale.
Les amblyopies strabiques sont considérées comme définitives au-delà de l’âge de 8-10 ans.
Certaines amblyopies anisométropiques modérées peuvent encore être traitées plus tardivement. Plus le traitement est précoce, plus il est rapidement efficace. Plus il est tardif, plus il sera long et moins souvent il sera couronné de succès.
Il est donc capital de dépister les causes d’amblyopie dès que possible
et de traiter les amblyopies dès qu’elles sont diagnostiquées.
II Épidémiologie
Le strabisme s’installe souvent dans l’enfance (sauf dans le cas des strabismes secondaires à une paralysie oculomotrice; voir chapitre 5). La prévalence du strabisme est estimée à 4 % de la population. Le strabisme (outre les cas particuliers des strabismes-symptômes) comporte un risque de perturbations fonctionnelles (amblyopie, perte de la vision stéréoscopique), sociales (privation professionnelle par déficit des capacités visuelles) et psycho-esthétiques (mauvaise perception de soi, difficulté d’intégration). Sa prise en charge est d’autant plus efficace qu’elle est initiée tôt (notamment s’agissant de l’amblyopie).
Ainsi, une prise en charge avant l’âge de 2 ans sera couronnée de succès dans plus de 90 % des cas, alors que les espoirs de récupération d’une amblyopie sont très faibles après 8 ans. Le dépistage du strabisme et de l’amblyopie doit donc être réalisé chez tout enfant idéalement avant l’âge de 2 ans.
III Dépistage du strabisme
Le dépistage du strabisme est prévu au cours des examens systématiques de l’enfant, inscrits au carnet de santé (voir chapitre 3). Un strabisme n’est jamais normal; tout enfant présentant un strabisme doit bénéficier d’un examen spécialisé rapide chez un ophtalmologiste. Cette assertion doit être nuancée chez le bébé de moins de 3 mois chez qui une déviation intermittente peut être tolérée, et surveillée par le médecin pédiatre ou généraliste.
Tout strabisme doit être considéré comme le symptôme possible d’une atteinte motrice (paralysie oculomotrice) ou sensorielle (baisse d’acuité visuelle) et doit donc faire rechercher une atteinte neurologique ou oculaire sous-jacente par un examen ophtalmologique complet. Pour cette raison, tout strabisme doit être considéré comme une urgence et tout enfant présentant un strabisme doit être vu initialement dans un délai d’une semaine.
A 76Interrogatoire
1 Date d’apparition du strabisme
La date d’apparition d’un strabisme est primordiale. Plus son apparition est précoce, moins le développement d’une vision binoculaire normale est probable (jamais de vision stéréoscopique fine dans le strabisme précoce, c’est-à-dire installé avant l’âge de 6-9 mois). L’interrogatoire recherche aussi des antécédents personnels de prématurité (facteur de risque de strabisme précoce), des antécédents familiaux de strabisme (la probabilité de strabisme accommodatif est plus marquée en cas d’antécédents familiaux de strabisme ou d’amblyopie), ainsi que les antécédents généraux du patient.
2 Sens de la déviation
L’interrogatoire vise aussi à identifier le sens de la déviation en différenciant les strabismes horizontaux (convergent ou divergent) ou verticaux. Le préfixe « éso- » est utilisé pour les strabismes convergents (ésotropie). Les strabismes convergents sont parfois diagnostiqués par erreur devant un épicanthus (repli de peau entre la paupière supérieure et le bord du nez, très fréquent chez le nourrisson) ou une déviation uniquement présente en vision de près (synciné-sie accommodation-convergence, normale en vision de près) (fig. 4.3).

Le strabisme est aisément repéré sur l’examen des reflets pupillaires (reflets blancs de la lumière qui devrait être sur le centre de la pupille).
Source : Georgelin D, Robert M. Strabisme chez l’enfant. EMC - Pédiatrie - Maladies infectieuses 2024;44(4):1-7 [Article 4-120-D-10).
Sur cette photo prise sans matériel particulier, ce qu’on voit surtout, c’est une différence entre les deux yeux : l’œil gauche présente un reflet rouge qui semble bien centré, tandis que le droit est clairement tourné vers l’intérieur, avec un reflet qui n’est pas au bon endroit. Ce genre de détail attire souvent l’attention, surtout chez les jeunes enfants, car ça peut passer inaperçu dans la vie de tous les jours. Ce décalage du regard vers le nez, quand il est constant, fait penser à un strabisme convergent. Ce n’est pas juste un œil qui « bouge », ça peut avoir des conséquences sur le développement de la vision si ce n’est pas corrigé à temps.
Le préfixe « exo- » est utilisé pour les strabismes divergents (exotropie). Les préfixes « hyper- » et « hypo- » sont utilisés dans les déviations verticales. Presque aucun doute n’est permis en cas de déviation divergente (exotropie), vers le haut (hypertropie) ou vers le bas (hypotropie), rapportée par les parents et un bilan ophtalmologique s’impose alors. De plus, un strabisme divergent précoce (détecté avant l’âge de 9 mois) est souvent associé à des anomalies cérébrales.
4 Dominance ou alternance
Il conviendra ensuite de préciser l’œil le plus fréquemment dévié. En cas de fixation alternée (alternance spontanée entre une fixation œil droit puis œil gauche),
le risque d’amblyopie est modéré. Il est majeur lorsque l’œil dévié est toujours le même. L’œil fixateur devient alors l’œil dominant, et l’œil non fixateur devient amblyope.
B 77Examen ophtalmologique d’un enfant strabique
L’examen clinique d’un enfant strabique doit être rigoureux et mené de manière systématique (tableau 4.1).
Intérêt des différents éléments de l’examen clinique.
| Élément de l’examen clinique | Intérêts |
| Motilité oculaire | Éliminer un strabisme paralytique (causes neurologiques) |
| Examen du segment antérieur et du fond d’œil | Éliminer une maladie organique sous-jacente |
| Examen de la réfraction objective sous cycloplégique | Dépister une amétropie |
| Examen de l’acuité visuelle | Dépister une amblyopie |
| Mesure de l’angle de déviation | Poser une indication chirurgicale en cas d’angle résiduel malgré la correction optique totale |
L’examen clinique oriente vers le mécanisme physiopathologique du strabisme (fig. 4.4).

Ce schéma est une représentation arborescente utilisée en ophtalmologie pour guider l’analyse des causes possibles d’un strabisme de l’enfant. On y distingue trois grands axes qui orientent la démarche diagnostique selon le contexte observé. D’un côté, on cherche une étiologie motrice isolée, ce qui impose une évaluation neurologique et motrice rigoureuse. Au centre, le schéma propose une piste liée à une baisse d’acuité visuelle, en distinguant une origine fonctionnelle comme une amblyopie, ou une cause organique liée à une pathologie sensorielle. Enfin, la branche droite met en évidence les strabismes avec une motricité oculaire conservée, parmi lesquels figurent le strabisme précoce, accommodatif, ou encore d'autres formes moins fréquentes. Cet arbre décisionnel facilite la hiérarchisation des hypothèses en fonction des éléments cliniques initiaux.
1 Examen de la motilité oculaire
L’examen de la motilité est un élément important de classification des strabismes. Lorsqu’on parle de mouvement oculaire, on distingue les mouvements effectués par un seul œil (en cachant l’autre œil) – les ductions – des mouvements conjugués des deux yeux dans la même direction – les versions. Cet examen peut parfaitement être conduit par un médecin pédiatre ou généraliste.
Il permet de faire la distinction entre les strabismes incomitants, présumés paralytiques, où la motilité est perturbée (détaillés au chapitre 5) et les strabismes concomitants, sans déficit systématisé de la motilité oculaire. Les strabismes concomitants représentent la grande majorité des strabismes de l’enfant. L’incomitance désigne le fait que l’angle entre les deux yeux varie dans l’espace. Ainsi, dans le cas d’une paralysie du VI droit, il existera une limitation de l’abduction de l’œil droit (examen de la duction), et l’angle de déviation entre les deux yeux sera très important dans le regard vers la droite, mais bien moindre (voire normal) dans le regard vers la gauche. Cette première étape permet donc de diagnostiquer un strabisme-symptôme d’une paralysie oculomotrice.
2 Examen à la lampe à fente du segment antérieur et du fond d’œil
La découverte d’un strabisme impose un examen ophtalmologique urgent, afin de dépister une éventuelle pathologie organique, dans le cadre d’un strabisme symptôme d’une maladie oculaire, ou strabisme sensoriel.
78Ainsi, devant tout strabisme, il convient de réaliser un examen complet (examen du segment antérieur et du fond d’œil) avec recherche d’une perte de la transparence des milieux (opacité cornéenne, cataracte, etc.) ou d’une pathologie rétinienne (rétinoblastome, cicatrice macu-laire, etc.), ou enfin d’une neuropathie optique, dont le strabisme peut constituer le signe d’appel (fig. 4.5).

Cette photographie en couleur montre le visage d’un jeune enfant, observé de près, avec un regard dévié vers la droite. On note un strabisme divergent net de l’œil droit accompagné d’une leucocorie, c’est-à-dire un reflet blanchâtre anormal de la pupille droite. Ce signe clinique contraste avec la pupille gauche, normalement noire et centrée. L’apparence de la leucocorie est souvent révélatrice de pathologies graves du segment postérieur, et ici elle est associée à une cataracte congénitale, comme le suggère le contexte. Le strabisme est un symptôme secondaire, souvent lié à une mauvaise vision de l’œil atteint. L’image attire l’attention sur l’importance du dépistage précoce en pédiatrie ophtalmologique.
3 Examen de la réfraction objective sous cycloplégique
Tout enfant strabique doit bénéficier d’une mesure de la réfraction objective sous cycloplégique, qui constitue aussi l’élément de base du dépistage d’une amétropie et de l’amblyo-pie chez un enfant (voir chapitre 3). Il s’agit de la mesure de la puissance réfractive (dépistage d’une myopie, d’une hypermétropie ou d’un astigmatisme) d’un patient ayant bénéficié préalablement de l’instillation d’un collyre cycloplégiant (paralysant l’accommodation), comme l’atropine (pendant plusieurs jours avant la consultation, chez les petits enfants) ou le cyclo-pentolate (45 minutes avant la consultation, chez les enfants plus grands).
La mesure de la réfraction sous cycloplégique va rechercher des amétropies dont l’évolution dans les études est corrélée à un fort risque d’amblyopie ou de strabisme, comme une hypermétropie supérieure à 3,5 dioptries, un astigmatisme supérieur à 1,5 dioptrie ou une aniso-métropie (différence de réfraction entre les deux yeux supérieure à 1 dioptrie).
La présence d’une hypermétropie est très fréquemment associée au strabisme. En effet, sans correction optique, un patient hypermétrope effectue un effort d’accommodation sans correction en vision de loin de la valeur de son hypermétropie. Cet effort accommodatif est encore amplifié en vision de près de 3 dioptries. Tout effort d’accommodation est associé à une convergence (syncinésie accommodation-convergence-myosis). Cet excès d’accommodation chez l’hypermétrope pourra résulter en la survenue d’un strabisme.
La réfraction objective sous cycloplégique est enfin un élément préalable déterminant pour mesurer l’acuité visuelle avec correction d’un enfant. Tout enfant strabique doit ainsi porter la correction optique totale (correction complète des amétropies mesurées sous cycloplégique).
4 Examen de l’acuité visuelle
La mesure de l’acuité visuelle permettra de mettre en évidence une éventuelle amblyopie.
La mesure de l’acuité visuelle est difficile chez l’enfant préverbal et se résume à une évaluation comportementale avec la recherche d’une poursuite-fixation, de sourires-réponses, d’une défense à l’occlusion, d’un développement harmonieux de la marche et du jeu, etc. Le « bébé vision » (technique du regard préférentiel ou cartes d’acuité de Teller) permet d’approcher l’acuité visuelle d’un enfant dès 4 à 6 mois. Cet examen quantitatif est parfois intéressant dans le suivi de certains patients amblyopes en milieu spécialisé, mais inutile comme élément de dépistage, car il nécessite une attention soutenue et est très chronophage.
À l’âge verbal, l’acuité visuelle sera évaluée en monoculaire de loin et de près avec une échelle adaptée à l’âge. Plus que le score brut, le dépistage se concentrera sur une différence entre les deux yeux. Toute différence d’acuité visuelle supérieure ou égale à 2/10es fera suspecter une amblyopie.
5 79Mesure de la déviation et tests de vision binoculaire
L’angle de déviation strabique est mesuré sans, puis surtout avec correction. En cas de disparition complète du strabisme par la correction optique, on parle de strabisme accommodatif; aucun autre traitement que le port d’une correction optique assorti d’une surveillance n’est indiqué.
En cas d’angle de déviation résiduel, l’étude des reflets (ou test de Brückner) permet de visualiser la déviation oculaire. La mesure précise de l’angle de déviation est obtenue à l’examen sous écran en interposant des prismes. Une déviation présente à l’écran unilatéral définit une tropie (fig. 4.6), ou strabisme patent (vrai strabisme); une déviation présente uniquement à l’écran alterné définit une phorie, ou strabisme latent.

A. Sujet normal. Pas de mouvement oculaire à la mise en place d’un écran devant un œil puis l’autre : pas de strabisme. B. Sujet avec ésotropie, œil gauche fixateur. À la mise en place d’un écran sur l’œil gauche, l’œil droit fait un mouvement de refixation vers l’extérieur.
Cette illustration en noir et blanc décrit étape par étape le principe du test à l’écran ou examen sous écran, aussi connu sous le nom de cover test, utilisé en ophtalmologie pour évaluer la déviation oculaire. Chaque œil est représenté par un cercle avec un iris détaillé, et les silhouettes de la tête vue de face sont utilisées pour montrer l’alternance de l’occlusion visuelle. En haut, les quatre premiers dessins montrent la position normale des yeux ouverts. Ensuite, on voit qu’un œil est couvert par un écran pendant que l’autre reste visible. Des flèches courbées illustrent le mouvement de réalignement de l’œil qui était couvert lorsque l’occlusion est levée, suggérant une correction du strabisme latent. La séquence montre également le test alterné, où chaque œil est successivement caché puis dévoilé. L’ensemble de la planche démontre le mécanisme oculomoteur et la coordination binoculaire, soulignant l’importance de cet examen simple mais essentiel dans le diagnostic de troubles de l’alignement visuel.
En cas de strabisme intermittent ou de strabisme accommodatif pur, la mesure de la vision stéréoscopique est possible par le test de Lang ou des stéréotests plus discriminants (Wirt, Randot, TNO, etc.). La présence d’une vision stéréoscopique fine est un élément pronostique du traitement. Les strabismes avec vision binoculaire conservée sont de meilleur pronostic que les strabismes sans vision binoculaire.
IV Principes thérapeutiques
Face à un strabisme non paralytique, la première étape de la prise en charge est le dépistage puis le traitement d’une éventuelle pathologie organique (cataracte, rétinoblastome, etc.).
A Traitement médical
Tout patient strabique et/ou amblyope doit porter la correction optique totale obtenue après mesure de la réfraction objective sous cycloplégique (fig. 4.7).

A. Déviation sans correction. B. Absence de déviation avec la correction optique totale.
Cette paire de photographies cliniques met en évidence l’effet correctif d’une prescription optique adaptée sur un strabisme accommodatif pur chez un jeune enfant. Sur l’image A, sans lunettes, l’enfant présente une déviation manifeste de l’œil droit vers l’intérieur, ce qui est typique d’une ésotropie. L’œil gauche fixe correctement l’objectif tandis que le droit est en position de strabisme convergent. Sur l’image B, après port de la correction optique totale, les deux yeux sont bien alignés, avec une fixation bilatérale centrée, démontrant une correction complète du désalignement par les verres. Ce type d’illustration est une observation clinique comparative avant et après intervention optique.
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En cas d’amblyopie, une occlusion de l’œil dominant par patch collé sur la peau, associée au port de la correction optique, s’imposera. Ce traitement sera adapté selon l’âge au diagnostic et à la profondeur de l’amblyopie. Le traitement d’une éventuelle amblyopie sera entretenu jusqu’à l’âge de 8 à 10 ans, qui correspond à la fin du développement visuel de l’enfant. Des méthodes optiques ou pharmacologiques (on parle de pénalisation de l’œil dominant) peuvent prendre le relais de l’occlusion.
Les indications de la rééducation orthoptique sont marginales dans la prise en charge des strabismes. Le rôle de l’orthoptiste est surtout majeur dans la mesure des déviations stra-biques et de la vision binoculaire, ainsi que pour le suivi de l’amblyopie conjointement avec l’ophtalmologiste.
Le but principal du traitement médical est donc l’iso-acuité.
B Traitement chirurgical
Une indication chirurgicale est posée en cas d’angle résiduel avec la correction optique totale. Ce traitement est en général réalisé après traitement d’une éventuelle amblyopie. Il consiste à affaiblir ou renforcer des muscles oculomoteurs ciblés afin de restaurer l’alignement des yeux. Ce traitement est en général effectué sous anesthésie générale lors d’une hospitalisation ambulatoire en fin de maternelle. Les bénéfices du traitement sont une amélioration fonctionnelle et esthético-sociale. Le port de la correction optique totale sera toujours nécessaire après le traitement chirurgical.
L’usage de la toxine botulinique (Botox®) en médecine a d’abord été développé pour les strabismes précoces; l’injection de toxine dans les muscles droits médiaux permet, chez le nourrisson, de réduire l’angle du strabisme. L’injection de toxine peut aussi être intéressante dans certains strabismes paralytiques.
81Compléments en ligne
Parmi les propositions suivantes concernant les strabismes de l’enfant, laquelle est juste ?
- A Un strabisme chez le nourrisson est banal et ne requiert un examen spécialisé que s’il persiste au-delà de l’âge de 6 mois
- B Plusieurs examens de dépistage des anomalies visuelles sont prévus dans le cadre des 20 examens de santé de l’enfant inscrits dans le carnet de santé
- C Un examen ophtalmologique obligatoire est prévu entre 9 et 15 mois
- D Un strabisme de l’enfant conduit dans la majorité des cas à un diagnostic neurologique ou neurochirurgical
- E Une amblyopie fonctionnel chez l’enfant peut conduire à un strabisme
Parmi les propositions suivantes concernant les causes de strabisme chez l’enfant, laquelle ou lesquelles est (sont) juste(s) ?
- A Une hypertension intracrânienne peut se révéler par un strabisme divergent
- B La myasthénie fait partie des causes à évoquer devant un strabisme de l’enfant avec ptosis bilatéral
- C Une paralysie du III peut entraîner un strabisme divergent accompagné d’un flou visuel et d’un ptosis
- D Les strabismes associés à une orbitopathie dysthyroïdienne sont concomitants
- E Une fracture du plancher de l’orbite peut entraîner un strabisme douloureux dans le regard vers le haut
Parmi les diagnostics suivants, lequel peut entraîner un strabisme divergent ?
Parmi les propositions suivantes concernant les strabismes de l’enfant, laquelle (lesquelles) est (sont) juste(s) ?
- A Une imagerie cérébrale est le plus souvent indiquée devant un strabisme convergent d’apparition récente
- B Un examen de la réfraction sous cycloplégique est indiqué chez tout enfant présentant un strabisme
- C Une paralysie du III (nerf oculomoteur) peut entraîner un strabisme vertical
- D Un rétinoblastome peut se manifester par un strabisme divergent
- E Une neuropathie optique peut se révéler par un strabisme divergent
Parmi les propositions suivantes concernant l’amblyopie, laquelle (lesquelles) est (sont) juste(s) ?
- A Une amblyopie peut être irréversible si elle est prise en charge tardivement
- B Un strabisme précoce peut entraîner une amblyopie
- C Un strabisme parétique peut entraîner une amblyopie
- D Un strabisme accommodatif peut entraîner une amblyopie
- E Un strabisme aigu survenant à l’âge de 12 ans peut entraîner une amblyopie
82Réponses
Tout strabisme permanent quel que soit l’âge, ou intermittent après l’âge de 3 mois, nécessite un examen spécialisé. Plusieurs examens obligatoires, devant être réalisés par un généraliste ou un pédiatre, comportent des items visuels. Une consultation systématique chez un ophtalmologiste est recommandée par la Haute autorité de santé (HAS) entre 9 et 15 mois, mais elle n’est pas obligatoire. Les tumeurs cérébrales de l’enfant sont souvent révélées par un strabisme, mais elles demeurent une cause rare de strabisme. L’amblyopie fonctionnelle peut résulter d’un strabisme mais non l’inverse.
Une hypertension intracrânienne peut entraîner une paralysie du VI, non localisatrice, à l’origine d’un strabisme convergent. La myasthénie est une cause de strabisme parétique à tout âge. Une paralysie du III peut entraîner un strabisme divergent parétique, un ptosis et une paralysie de l’accommodation à l’origine d’un flou visuel. L’orbitopathie dysthyroïdienne entraîne des strabismes par atteinte musculaire restrictive, donc incomitants. La fracture du plancher de l’orbite peut entraîner une incarcération musculaire dans le plancher de l’orbite, à l’origine d’une douleur lors des mouvements d’élévation du bulbe oculaire, associées typiquement à une limitation de l’élévation (strabisme restrictif).
Une hypermétropie non corrigée peut entraîner un strabisme convergent, une parésie du IV un strabisme cyclovertical, une parésie du VI, un strabisme convergent, une fracture du plancher, un strabisme vertical. Seule une parésie du III peut entraîner un strabisme divergent.
Une imagerie cérébrale n’est indiquée que dans une minorité de strabismes, même d’apparition récente. La réfraction sous cycloplégique doit être systématique, devant tout strabisme. Une paralysie du III peut entraîner un strabisme divergent et/ou vertical. Toute affection entraînant une baisse d’acuité visuelle peut se révéler par un strabisme, qu’il soit convergent ou divergent.
Tout type de strabisme peut entraîner une amblyopie; ce sont l’âge de survenue du strabisme (< 10 ans) et son caractère non alternant, non sa cause, qui constituent le facteur de risque d’une amblyopie.